Immortel(?)

« L’homme peut mettre fin à sa vie,
mais il ne peut mettre fin à son immortalité. »
(Milan Kundera)

Hildegarde de Bingen

Une quête très ancienne

          Dans le plus vieux texte écrit de l’humanité « L’épopée de Gilgamesh », le principal héros Gilgamesh très éprouvé par la mort de son ami Enkidou, et effrayé par sa propre mortalité, part à la recherche de l’immortalité. Il ne la trouve pas, et revient à sa capitale Uruk pétri de sagesse. Depuis qu’il se sait consciemment mortel l’humain, à n’en point douter, cherche à éviter cette calamité! Nombre d’autres mythes parlent de cette quête. Aujourd’hui même, le transhumanisme cherche à mêler robot et humain pour conquérir enfin une immortalité.
Beaucoup de textes religieux ou spirituels promettent l’immortalité à l’homme. Alors, mortels ou immortels les humains?

A chacun sa propre mort

Un jour que l’on demandait à un lama tibétain (j’ai oublié son nom) ce qu’il en était de la mort, il répondit que chacun avait sa propre mort en fonction de sa réalisation. Drôle de réponse en apparence, mais pourtant tellement profonde. Comme tu vis tu meurs , mais qu’est-ce que vivre ? Qui est-ce qui vit ? Qui meurt ?

Quand un bébé nait, il baigne dans la conscience universelle, mais il ne le sait pas. Bien que séparé de sa mère, il est encore physiquement et psychiquement un avec elle. Il n’est pas identifié à son corps, il n’a pas encore de nom, de « je ». Tout cela va se construire progressivement par les échanges avec les autres et le monde.

Comme elle l’a fait avec le monde, la conscience va s’oublier en s’identifiant avec le corps, avec les émotions et les pensées, un « je » nécessaire pour l’autonomie va se construire. Pourtant, c’est elle le principe vivant, c’est elle qui vit. Sans elle, le corps et toutes les formes du monde ne seraient que des cadavres.

Le vivant, le monde ne sont que ce jeu toujours en mouvement de la conscience universelle et des myriades de formes qu’elle crée , habitent, quittent… Chacun de nous avec son corps, son nom, ses émotions et pensées, n’est qu’une forme parmi des milliards de milliards d’autres. Poussière tu étais, poussière tu reviendras…

Que seules comptent les réalisations

Les sensations, émotions et pensées sont nuages sur l’azur. Les vents du vivant les amènent et puis les emportent. Les prises de connaissances intellectuelles autant de châteaux sur le sable. Seul compte  vraiment ce qui est connu et vécu par  la conscience. On reconnait une prise de conscience en ce qu’elle nous change dans la spontanéité quotidienne et qu’elle est durable. Comme on l’a vu dans un autre texte, la conscience est en fait être et conscience. Ce qui est compris a ce niveau est aussitôt vécu, ce qui est vécu aussitôt conscientisé. C’est là ce que je nomme  réalisation, cette transformation durable de l’être/conscience qui est toujours une forme de déprise d’avec ses identifications et aveuglements.

Ce qui nait et meurt c’est le corps/esprit, l’être/conscience lui poursuit son chemin de forme en forme , il les prend en affinité avec son niveau de compréhension/réalisation. Ainsi, ce qu’il a  acquis grâce à une vie dans un corps se perpétue, mais à de rares exceptions il  garde  souvenir des habits d’une vie. Comme le dit à sa manière le grec Platon, après la mort l’âme passe par le fleuve de l’oubli et arrive sur l’autre rive vierge de tous souvenirs.

Vivre sans corps/esprit :

Plus la conscience s’est oubliée elle-même en s’identifiant aux formes qu’elle a pourtant co-engendré, plus après avoir laissé une forme elle se précipite pour en prendre une autre. Elle doit combler au plus vite ce manque du corps qu’elle croit être. Voici le jeu de l’universel désir, de l’universelle sarabande !..

A l’inverse, plus la conscience se déprend de l’identification aux formes plus c’est une souffrance pour elle d’en reprendre. Pour une conscience qui s’est ressouvenue d’elle-même comme conscience universelle, reprendre  un corps/esprit c’est abandonner une béatitude ressentie comme infinie et éternelle pour retourner dans le cachot de la finitude spatiotemporelle du corps/esprit. Aussi pure soit la conscience universelle elle ne peut échapper au jeu de prendre, quitter… des formes. Ainsi dansent les mondes.

Beaucoup d’humains s’imaginent qu’ils vont se réincarner, c’est une illusion d’optique, le vivant les prend, les lâche… C e ne sont pas eux qui meurent c’est la vie qui les quitte. En revanche, pour ceux qui s’identifient à la conscience et non pas au corps/esprit, mourir c’est comme partir en voyage, quitter sa maison pour aller en habiter une autre…

Lâcher l’identification à la conscience :

Tout ce que nous vivons, ressentons, pensons est contenu dans l’immense sphère de la conscience. L’univers, la vie, la mort, le silence, le chemin spirituel… Que se passe t’il alors pour cel(ui)le qui lâche l’identification à la  conscience universelle ?..

Pour cel(ui)le là,  même la conscience universelle devient une brume de rêve, éphémère comme toutes choses. Elle est apparue donc elle disparaitra. Elle nait avec les univers et elle s’estompe avec eux. Danse infinie de milliards et milliards d’univers en quête d’existence et de connaissance !..

Pour cel(ui)le là, complètement réveillé, il n’est plus rien à atteindre, à attendre. En son corps/esprit la conscience universelle s’est totalement désidentifiée de toutes choses y compris d’elle-même. Elle s’est souvenue qu’elle n’est pas la « réalité » primordiale, mais seulement son premier et dernier voile. Et elle est redevenue simple temple du Ténébreux, Celui qui ne se connait même pas lui-même, et est pourtant base de tout.

Pour cel(ui)le là, après la mort du corps/esprit, la flamme sera soufflée, comme si jamais elle(il) n’existât. Un rêve est passé. Une illusion s’est levée, elle s’est éteinte. Et pourtant  Thérèse de Lisieux en dit simplement « Je ne meurs pas. J’entre dans la vie. » La « vie » au delà de toute vie et de toute mort, de toute connaissance et ignorance…

Apprendre à mourir

Montaigne après les philosophes grecs nous dit que « philosopher c’est apprendre à mourir. » En effet, apprendre à mourir c’est forcément apprendre à bien vivre, car c’est arracher l’écharde de la peur de la mort qui empoisonne bien des existences. Montaigne encore nous parle de ce prisonnier qui se suicide à cinq heures car il va être tué à sept heures !.. L’insupportable n’est pas de mourir mais de se savoir mortel.

Rangit Maharaj dit avec beaucoup d’humour que « mourir c’est comme prendre un avion quand on est très en retard ». Il faut donc se tenir prêt. Prêt à tout quitter, à partir sans se retourner comme aurait du le faire Orphée aux enfers. Prêt à ne pas céder aux sirènes de l’illusion, mais à s’abandonner tout entier à l’abîme sans fond du mystère…

Ainsi comme Gilgamesh, on pourra traverser la vie pétri de sagesse…

Immortel(le)

En fait, personne ne rencontre jamais la mort. Si nous ne sommes qu’un corps/esprit; quand nous sommes, la mort n’est pas, quand elle est, nous ne sommes plus. Si nous sommes la conscience vivante, la mort n’est qu’un changement de vêtement,  d’habitation. Si déjà de notre vivant on retourne à la « réalité » primordiale, on rentre à la maison en deçà du temps, où est la mort ?

En ce sens Milan Kundera a raison, l’homme ce passager de l’éphémère « ne peut  mettre fin à son immortalité. »

« Rien dans le cri des cigales
ne suggère qu’elles vont
bientôt mourir. »
( Matsuo Basho )