Notes sur le corps

« Le corps est un ruisseau, l’âme l’eau de jouvence
qui y coule. Là où tu es, tu ne te soucies ni de l’un,
ni de l’autre. »
(Roumi)

 

 

 

Photo : T. F.

 

Un millefeuille…

 

       Le corps est un millefeuille, un entrelacs de réseaux. Un noeud d’espace, de temps, d’énergies et de cristallisations diverses. J’appelle corps : le corps physique, les sensations, les émotions, les pensées et même la conscience. Corps donc, l’ensemble de l’être. Chaque corps d’homme constitue un monde, fruit éphémère du présent univers. Une histoire qui s’écrit.

   Je n’oppose pas matériel et spirituel. Fondamentalement, tout est énergies, souffles (spiritus) et condensations d’énergies (matières). Il n’est dans le monde que des nuances de cristallisations et de vibrations. Le voyage spirituel part de l’ici maintenant de l’être/conscience. Il part du plus manifesté vers toujours plus de subtilité (au sens d’un matériau grossier où subtil). Il n’y a là aucune question de mieux ou moins bien.

 

Minéral, végétal, animal…

 

   Notre corps visible et solide est à la fois minéral, végétal et animal. Il porte donc leurs histoires et leur inconscients. Nous les rencontrons dans notre voyage vers la source de nous-mêmes, et nous rendons à chacun ce qui est a lui !.. Nos atomes sont nés au coeur de gigantesques étoiles. Nous fûmes pierres, algues de la mer, fougères, séquoias…. amoureux de la pluie, du vent et du soleil, et aussi nous fûmes toutes sortes de bestioles.
Nous avons dansé dans l’océan avec les méduses, rampés dans les marigots, volés de nos ailes géantes. Frêles mammifères nous avons connus l’effroi et la faim. Pourtant, nous avons inventé les émotions, le social, l’empathie…

 

Humain, trop humain…

 

   Nous humains, sommes toujours des animaux, mais nous avons inventé des langages, des relations sociales et des outils toujours plus complexes. Notre développement le plus spectaculaire est intellectuel. Notre cerveau neuronal s’est considérablement agrandi, augmentant nos capacités de traitement des informations, de mémorisation et de réflexion, donc d’action sur notre environnement. L’évolution de l’homme va nettement vers toujours plus d’abstraction et d’intellectualisation de l’existence. Nous assistons même à une considérable accélération ces dernières années avec le numérique.

   L’intellect est à double tranchant. Il augmente sans cesse nos capacités de connaitre et d’agir sur le monde. Mais il nous a progressivement coupé de notre environnement. Nous sommes devenus toujours plus des êtres d’imagination, de pensée et donc de culture, avec le risque de nous enfermer dans les systèmes de représentation. Le mot n’est pas la chose. La pensée n’est pas l’action. C’est pourtant ce qui s’est passé. Des liens subtils et profonds entre nous et le monde, entre nous et notre corps, se sont évanouis, ont été désinvestis. Un fossé, un abîme même, se sont creusés entre nous et le monde animal, entre nous et la nature. Entre nous et notre nature profonde ?

 

L’intellect, un outil…

 

   L’intellect est un merveilleux outil. Il nous permet de nous décaler, de penser, peser nos affects et nos représentations. Il peut même se penser lui-même. Sans cette capacité, sans doute proprement humaine, nous serions irrémédiablement enfermés dans la caverne de nos sens et la lumière de notre conscience. L’intellect prend appui sur un langage complexe et la mémoire. Cela lui permet de penser en l’absence des choses et des perceptions directes. De nommer, comparer, discriminer, ordonner, faire des hypothèses, les évaluer…
Nous avons deux alliés sur le chemin de la connaissance de soi. La dévotion du coeur est la première, la discrimination de l’intellect est la deuxième. Il nous faut les deux., sinon, comme dit le philosophe Hegel, on peut se perdre dans « la bouillie du coeur, et le délire de la présomption ». La dévotion est une eau nourrissante, dont l’excès peut noyer. La discrimination un soleil de lucidité, dont l’excès peut assécher. Le juste équilibre dynamique des deux est nécessaire, pour progresser les yeux ouverts dans la jungle des illusions, vers l’insondable mystère de soi.

 

Un corps à construire…

 

   Le petit d’homme nait dans la conscience universelle. Il n’est pas identifié à un corps physique. Il regarde le corps comme un élément extérieur. Il suffit de voir un bébé découvrir son pied, pour comprendre !.. Cette conscience universelle est traversée par des sensations non organisées dans l’espace et dans le temps. Ce n’est que progressivement par l’organisation des sensations et des représentations que le petit d’homme se construit un corps à lui, différent de celui des autres. En même temps, il se construit un moi, opposé à un non moi, le monde.
Notre corps est donc un substrat, un ensemble de sensations et de connaissances tricotées ensemble. Le connaitre n’est pas donné d’emblée, c’est un long cheminement, un travail d’écoute de soi et de discrimination. Qu’en est-il des pensées, des sensations, de la conscience ?.. Ce corps qui est notre contenant et notre véhicule est en fait bien énigmatique…

 

A l’écoute des sensations…

 

   Nous ne pouvons éprouver et connaitre notre corps que par nos cinq sens. Nos sens sont naturellement tournés vers l’extérieur, ils nous renseignent plus facilement sur le monde que sur nous-mêmes. C’est donc par une démarche consciente d’écoute de ses propres sensations que l’on peut chercher une connaissance directe de son corps physique. Et là, on retombe sur le flot incessant des pensées qui met une barrière entre nous et nos sensations. En ce sens, une vraie écoute des sensations est une méditation. Apprendre à laisser passer les pensées et garder l’attention sur les seules sensations. Il y a là un véritable chemin spirituel, que l’on peut appeler voie du corps.
Rester au plus près de la sensation, se déprendre des représentations mentales associées. Apprendre à être présent aux seules sensations, apprendre à se sentir sentir. C’est un voyage où les sensations ramènent progressivement vers l’être, le pur « je suis ». On voit les sensations apparaitre, se développer, puis disparaitre. Comme les pensées, les sensations vont et viennent sur le flux lumineux de la conscience. On peut dire de la conscience, qu’elle est la sensation de base, le pur goût d’être.

 

Au pays des souffles…

 

   L’écoute toujours plus fine des sensations nous amène vers des substrats de plus en plus subtils. Le premier substrat c’est le corps visible, le corps physique. Mais nous allons croiser d’autres corps qui sont des énergies. Un corps intellectuel, un corps émotionnel, des corps vibratoires qui sont comme des enveloppes de plus en plus profondes et vastes. De couche en couche, de souffle en souffle, de sensations en sensations, l’univers entier est notre corps. Nous n’en sommes séparés que superficiellement, qu’en apparence.
Le corps physique et sa vie brève n’est qu’une vague de l’océan. La vague peut se croire une et isolée, pourtant elle n’est qu’une forme éphémère de l’océan, lui-même que de l’eau. La vague peut sembler naitre et disparaitre; en tant qu’eau, il ne s’est rien passé. Le corps est un voyage. Il n’est ni bon, ni mauvais. Il est juste à vivre et à connaitre. C’est la compréhension profonde du corps qui dissout les représentations conditionnées et les assujettissements, pas une adhésion ou un rejet aveugles.

 

Un « je » à démasquer…

 

   Toute quête amène toujours à se poser la question de qui cherche. La quête du corps n’échappe pas au questionnement. On dit « j’ai un corps », « voici mon corps ». Mais qui est ce « je » qui se déclare propriétaire du corps ? Sera-t-il encore là pour dire « mon corps est mort !.. » Existe-t-il en dehors du corps ? Voilà un voyage palpitant qui s’annonce.
On l’a vu plus haut, on ne nait pas avec un « je » constitué. Ce n’est que progressivement que cette instance psychique va se structurer. Elle est un ensemble de conscience d’être, de sensations, de souvenirs, d’émotions, de pensées, de sentiments… Suivant les personnes, ce « je », voire ce « moi-je » est plus ou moins densifié. Inévitablement, sur le chemin de la connaissance de soi, on doit détricoter ce « moi » et remonter à sa source, pour retrouver consciemment et avec recul, l’état de notre être primordial.

 

A la recherche de soi…

 

   Dans mon propre voyage, j’ai longtemps vécu comme si mon corps était un « objet » et que le moi propriétaire était mon intellect. Après l’expérience de l’expansion de conscience, c’est la conscience qui devint l’animateur du complexe corps/esprit. Ensuite, j’ai éprouvé toujours plus mon corps/esprit comme le véhicule de la conscience universelle. Et je m’accrochai de toutes mes forces à cette conscience. Conscience elle même farouchement attachée à sa survie. C’est elle la vie vivante !.. Et la perdre c’est mourir.
Quand l’identification à la conscience universelle a lâché à son tour, alors j’ai vécu le complexe corps/esprit/conscience comme un éphémère vêtement et un merveilleux véhicule de l’indicible et inconnaissable Réalité fondamentale. Dans le jeu du monde, ce qui connait n’est pas de nature différente de ce qui est connu. Sujets et objets sont jumeaux et dansent ensemble. C’est notre intellect qui les sépare.

 

Un ami fidèle…

 

   Le réveillé vit en très bonne intelligence avec son corps. Il est à son écoute. Il lui fait confiance. Il est chaque jour étonné de ce merveilleux compagnon de route en ce monde du manifesté. C’est un allié éclairé et un ami tellement fidèle. Le corps est un animal paisible. C’est le moi et ses insatiables envies et terreurs qui est épuisant pour le corps et l’esprit.
Débarrassé du moi et de l’illusion d’une conscience individuelle prête à tout pour se survivre, le corps et l’intellect sont des serviteurs zélés et efficaces. Le coeur du coeur murmure sans mot, une intention se lève, elle guide le souffle, il guide l’esprit qui commande le corps. Le corps agit. Cela joue et c’est une félicité. Et ce n’est sur le sable qu’un éphémère dessin…