Eloge de la miséricorde

« Ayant médité la douceur et la compassion,
j’ai oublié la différence entre moi et les autres. »
(Milarépa)

 

Le Caravage « Madone des pélerins »
 (Basilique Saint Augustin de Rome)

 

  Un peu d’étymologie :

 

         Compassion et miséricorde ont des sens proches. Compassion, très usité aujourd’hui, signifie étymologiquement « pâtir avec « . Je partage et comprends ta souffrance, et je t’aide à la supporter.   Miséricorde, de « misereo » avoir pitié, et « cor » le  coeur, signifiait au 12ème siècle « la bonté par laquelle Dieu pardonne aux hommes ». Son sens s’est progressivement étendu à des sentiments humains : compassion, bonté, indulgence, pardon… Il est à première vue beaucoup plus large que celui de compassion, mais une vraie compassion, notamment celle dont parle les bouddhistes, n’englobe-t- elle pas tous ces sens ? J’utiliserai l’un et l’autre mot pour dire la même chose, mais il me tient à coeur de réhabiliter ce bien joli mot qu’est « miséricorde ». La langue française, dans un sens quasi identique, parle aussi de la commisération ou de la pitié.

 

 

Un même coeur, deux directions :

 

   Dans la dévotion, le coeur se tourne vers l’intérieur de lui-même où il rencontre « son » Dieu, et il le loue tout en cherchant toujours plus à s’unir à lui (cf : texte sur la dévotion). Dans la miséricorde, le coeur se tourne vers l’extérieur de lui-même, vers autrui. Dans le christianisme, autrui c’est principalement les êtres humains. Dans le bouddhisme,  ce sont tous les êtres, quelles que soient leurs formes, leurs dimensions… Pour lors, la compassion est un soleil qui éclaire également tous les êtres. Sa lumière est amour, douceur, pardon… D’un même coeur sont aimés et absous soeurs et frères humains, soeurs pierres, frères arbres, frères loups, soeur la mort, frères démons… Le coeur pleinement ouvert ne choisit pas, il accueille, pardonne, réjouit tout un chacun.

 

 

Le Seigneur du coeur :

 

   Ce n’est pas tant le coeur qui est miséricordieux, c’est le souffle du pur être/conscience, du Seigneur du coeur qui l’est. Roumi conseille de ne pas s’occuper de l’amour, mais d’ôter de soi tout ce qui lui fait obstacle. Quand toute haine, et surtout toute peur ont disparu, il ne reste que l’amour, c’est à dire une compassion spontanée pour tous les êtres. On ne devient pas miséricordieux, le « moi » est incapable  de cela. On s’ouvre à la miséricorde, et on la laisse passer.

 

 

Une clé pour la miséricorde :

 

   Milarépa nous donne une  clé pour la  compassion. Abolir toute différence entre soi et les autres. Comprendre et mettre en pratique quotidiennement que c’est un seul et même souffle qui nous constitue et nous anime, et laisser oeuvrer ce souffle à travers le coeur. Il est naturellement et sans effort compassion qui n’attend rien en retour. Il est une autre belle pratique qui ouvre à la miséricorde, celle dont parle la Bhagavad Gita, agir sans vouloir pour soi les fruits de l’action. Cette pratique au coeur de l’action réduit progressivement l’égo à zéro, car l’égo agit toujours par intérêt. Et sans égo, plus de différences entre moi et les autres. Et sans égo, on retrouve la véritable nature de son coeur et de son esprit : présence, félicité et miséricorde.

 

 

Une grâce :

 

   Je n’ai pas cherché la miséricorde, j’étais plutôt égocentré et pas spécialement sociable !. Je n’étais pas quelqu’un de coeur. Je voulais obstinément comprendre cette vie et ce monde. J’étais assoiffé de connaissances. Je voulais percer le mystère de l’être au monde. Après des errances vers l’extérieur, ce parcours m’a amené à chercher à me connaître moi-même, comme si je cherchais un Autre inconnu. Un jour, mon coeur s’est ouvert, d’abord vers l’amour d’autrui puis progressivement vers son Seigneur  et tous les êtres. Ce fut comme la meilleure des grâces, comme une pluie bienfaisante qui apaise jusqu’au plus profond de soi et en même temps rayonne vers l’extérieur, vers tous les êtres.

 

 

Un chemin :

 

   Comme toute émotion et qualité, on peut travailler à aller vers une attitude miséricordieuse spontanée dans sa vie quotidienne. De multiples chemins se présentent : la prière du coeur, le service d’autrui, l’offrande du fruit de ses actions à tous les êtres, et à l’infini Mystère… La culture spirituelle tibétaine propose un chemin très profond appelé « Tonglen ». Le Maître tibétain Sogyal Rimpoché la décrit très simplement : « vous imaginez ou regardez une personne qui souffre. Puis, avec un profond sentiment de compassion, vous prenez toute sa souffrance, toutes ses douleurs et ses angoisses, en imaginant que vous inspirez tout cela en un flot de fumée noire qui détruit l’amour immodéré de vous-même dans votre coeur. Quand vous expirez, imaginez que vous lui envoyez avec amour tout votre bonheur et votre mérite, ainsi que tout ce dont elle a besoin et tout ce qu’elle désire, sous forme de rayons de lumière blanche. Soyez alors pleinement convaincu qu’elle est libérée de la souffrance et qu’elle jouit de tout le bonheur possible et réjouissez-vous. »

 

 

Une seule respiration :

 

   Le coeur est tout un. Il se tourne vers le dedans, il se tourne vers le dehors. Il inspire et il expire l’amour comme le coeur de chair pompe le sang de vie et le diffuse dans tout le corps.. Dans la vacuité sans peur et sans attente, moi et toi disparaissent, dedans et dehors s’estompent. Un seul et même coeur, un seul et même souffle, une seule et même félicité. Cherchant ardemment à me connaître, je me suis dissous moi-même, et ce vide sans égo est la porte mystérieuse de  toute miséricorde.

 

 

Miséricorde et vie quotidienne :

 

 Laisser au quotidien son coeur éveillé, disponible, vivant… Le coeur ainsi ouvert a sa propre sensibilité, sa propre intelligence. C’est un guide précieux. C’est même le plus précieux, car le plus primordial, le plus profond. Il doit bien sûr laisser toute sa place à  la lumière de la conscience. « Le coeur oui, disait Rangit Maharaj, mais en toute conscience. »

   Avec un réveillé, la miséricorde peut parfois emprunter  des chemins surprenants. Elle ne privilégie aucune forme, surtout quand dans un élan spontané, elle offre à quelqu’un(e), la part d’éveil qui lui revient à cet instant là. La miséricorde a la douceur de l’eau, mais elle peut aussi être un feu qui allume, embrase, purifie…